Un entretien avec Evelyn Herlitzius
A l'occasion des représentations de Lohengrin en janvier 2017 à l'Opéra de Paris, nous vous invitons à découvrir la grande soprano dramatique allemande Evelyn Herlitzius qui interprètera le redoutable rôle d'Ortrud, à compter du 18 janvier.
Voici la traduction d'une interview que nous avons réalisée en juillet 2016, dans sa loge de l'Opéra de Munich. A force de la voir dans des rôles de femmes fortes, nerveuses ou hiératiques, on est presque surpris de découvrir une femme très simple, joyeuse et enjouée, et surtout, passionnée de musique et d'opéra.
Dotée d’une puissante voix de soprano dramatique et de grands talents scéniques, elle livre des incarnations mémorables des grands rôles wagnériens et straussiens tels que : La Teinturière (La Femme sans Ombre), Elektra (rôle titre), Salomé (rôle titre), Ortrud (Lohengrin), Kundry (Parsifal), Brünnhilde (La Tétralogie), ou encore Turandot (rôle titre), Leonore (Fidelio), Isolde (Tristan und Isolde), Lady Macbeth von Mzensk (rôle titre)…
"Les spectateurs d’opéra ressentent une attraction, une attirance physique pour la voix.
Quand celle-ci est bien placée, le spectateur en ressent les vibrations dans son corps, son ventre, sa peau. Nous transmettons directement ce qui vient de notre corps et de notre âme."
JLB : Parlez-nous de vos premières expériences musicales et de la manière dont vous avez découvert la musique.
EH : J’ai découvert la musique assez jeune au moment où, étant enfant, j’ai commencé par étudier la danse. J’ai entendu tous ces ballets de Tchaïkovski : Le Lac des Cygnes, la Belle au Bois dormant… et j’ai donc tout de suite été mise au contact avec de la belle musique. C’était parfait pour commencer. Puis, en parallèle de ces cours de danse, à l’adolescence, j’ai commencé à chanter, non pour en faire mon métier, mais pour m’ouvrir à d’autres expériences musicales et théâtrales. Je pensais alors que je pourrais intervenir en tant que danseuse dans des opérettes ou comédies musicales. Puis, j’ai réalisé qu’il serait mieux pour moi de devenir chanteuse plutôt que danseuse et j’ai changé d’orientation.
Mon premier contact avec l’opéra s’est fait lorsqu’on m’a demandé de réaliser une chorégraphie pour la Danse des Furies dans Orphée et Eurydice de Gluck.
Je ne connaissais pas l’opéra, alors je suis allée chez le disquaire et j’ai acheté des enregistrements. C’étaient des vinyles donc j’ai été forcée d’écouter toute l’œuvre du début à la fin ! Et, mon Dieu, j’ai adoré cette musique ! C’était un nouveau monde qui s’ouvrait pour moi… C’était cet enregistrement extraordinaire, en allemand, avec Fischer-Dieskau et Maria Stader. J’étais fascinée : c’était donc cela l’opéra ? Waouh !
J’ai réalisé cette chorégraphie, mais je suis surtout devenue une passionnée d’opéra. Dès que j’avais un peu d’argent, j’allais chez le disquaire acheter de nouveaux disques. Je prenais ceux qui n’étaient pas trop chers... J’ai écouté ainsi tout Mozart, Verdi, Puccini… et cela a continué comme cela.
JLB : Quand avez-vous découvert que vous aviez cette voix extraordinaire ?
EH : C’est assez compliqué. J’ai commencé par chanter dans des chœurs et mes collègues m’écoutaient toujours car je chantais toujours juste et ma voix était plus puissante. C’est étrange… Quand j’étais toute petite et que je jouais dans la rue, je parlais, criais et riais toujours très fort. Un jour, j’ai été invitée à un anniversaire et on m’a demandé de chanter une chanson. On m’a dit alors que j’avais vraiment une très belle voix ! Puis, à 19 ans, j’ai découvert Gwyneth Jones (soprano dramatique galloise), dans un enregistrement des années 1970 de Salomé à Hambourg. C’était la première fois de ma vie que j’entendais une telle voix. J’étais fascinée et je me suis dit : « Evelyn, tu dois chanter comme elle, il faut que tu trouves au fond de toi un moyen de faire que ta voix sonne comme la sienne, afin de pouvoir interpréter ce rôle. »
JLB : Et vous l’avez fait !
EH : Ce fut un long travail. J’ai commencé à étudier le chant à l’université. D’abord, j’ai voulu intégrer un chœur d’opéra, pour gagner un peu d’argent, tout en étudiant en même temps. C’était à Osnabrück, ma ville de naissance. Mais quand j’ai passé mon audition, à 20 ans, le directeur musical m’a dit : « non, la voix est trop jeune, elle doit étudier ou bien elle va la détruire ». Et je lui en suis tellement reconnaissante ! Sur le coup, j’étais furieuse bien sûr…
Puis, je suis allée à l’université de Hambourg. L’audition d’entrée fut une nouvelle expérience intéressante car je ne connaissais pas bien le répertoire d’opéra. Je leur ai donc chanté Blondchen (rôle de soprano léger de L’Enlèvement au Sérail de Mozart) avec ses contre-mi et La Fiancée Vendue de Smetana, un rôle de jeune soprano dramatique, donc tout le contraire de Blondchen. Puis la professeur m’a demandé si j’aimerais aussi chanter Orphée (rôle de mezzo-soprano): « Bien sûr, c’est mon rôle favori ! ai-je répondu ». Je n’avais pas réalisé que c’était une plaisanterie que je n’ai pas comprise sur le coup. Tout le monde était en effet un peu perplexe face au répertoire illogique que je proposais. (rires).
JLB : C’est parce que vous êtes une chanteuse qui est également passionnée d’opéra. Ce n’est pas le cas de tous…
EH : Oui, je vois ce que vous voulez dire ! Oui, pour moi, l’opéra est un art complet et passionnant qui doit tout combiner : le jeu d’acteurs, la mise en scène, le décor, le chant, l’orchestre… tout doit être lié, ce doit être une « Gesamtkunstwerk » comme le dit Wagner, une œuvre d’art totale. C’est ce qui rend l’opéra sifascinant. Malheureusement, ça ne fonctionne pas tout le temps.
JLB : Quelle est pour vous la différence fondamentale entre l’opéra, la musique classique, et la musique dite « de variété » ?
EH : C’est le direct, sans micro. Les spectateurs d’opéra ressentent une attraction, une attirance physique pour la voix. Quand celle-ci est bien placée, le spectateur le sent, dans son corps, son ventre, sa peau, il ressent les vibrations. Dans les concerts de variété, les musiciens trichent grâce aux micros. Nous, nous transmettons directement ce qui vient de notre corps et de notre âme.
JLB : Pourquoi l’opéra semble-t-il si difficile d’accès à votre avis ? En France, on fait souvent la différence entre la musique « normale » et la musique dite « classique » qui semble plus ardue. Cette distinction est peut-être moins sensible en Allemagne.
EH : Oui, nous avons sans doute en Allemagne une tradition musicale plus forte, et ce depuis longtemps. En plus, c’est un pays beaucoup plus décentralisé. En France, tout a toujours été concentré à Paris Nous avons toujours eu tous ces petits Etats qui voulaient tous avoir leur propre salle d’opéra, leur propre orchestre, leur propre chef, et le public a été par conséquent plus éduqué, et ce depuis des siècles ! Je vis à Dresde par exemple, où l’orchestre a célébré ses 450 ans il y a deux ans. C’est un des plus vieux orchestres d’Allemagne. Les gens sont habitués à aller à l’opéra et au concert.
JLB : Que conseilleriez-vous à quelqu’un qui veut faire découvrir l’opéra à ses enfants ?
EH : Pour commencer, les maisons d'opéra devraient accueillir les enfants plus souvent, les inviter aux répétitions, les faire visiter les lieux, pour leur donner une idée de se qui se passe dans un opéra.
JLB : Et pour voir quel type d’œuvres ?
EH : Pour des adolescents ? Il y a quelque temps, j’ai fait une expérience intéressante. Je chantais Elektra (de Richard Strauss), dans un opéra où ils ont monté un programme pour les jeunes qui fonctionne depuis 20 ans. Ce soir là, la salle était comble et personne dans le public n’avais sans doute plus de 22 ans. Ensuite, ils ont organisé une soirée où ceux qui le voulaient pouvaient venir rencontrer les chanteurs. Nous avons discuté avec eux de ce qu’ils avaient vécu et ressenti. J’ai été impressionnée par ce qu’ils avaient entendu et compris : par exemple, le conflit insoluble entre la fille et la mère.
Une de mes amies m’a raconté qu’elle était assise dans le tram, après la représentation, et a entendu un garçon du public qui était au téléphone avec une amie, tout excité : « Je sors de l’opéra. Il faut absolument que tu voies ça ! C’est exactement ce qui se passe chez toi ! ».
Je pense qu’il ne faut pas avoir peur du répertoire que l’on propose, dire que Mozart est facile et Strauss et Wagner sont difficiles… Cela n’a pas de sens.
JLB : En France, la tradition est de toujours les emmener voir L’Enfant et les Sortilèges car c’est en français et supposé être pour les enfants, mais cela ne les passionne pas toujours… contrairement à La Flûte Enchantée qui fonctionne bien mieux ! Mozart n’est-il pas plus facile d’accès ?
EH : La Flûte Enchantée pour les enfants oui, mais pas forcément Don Giovanni par exemple ! L’Enlèvement au Sérail plutôt serait parfait pour des débutants.
Par exemple, je n’ai jamais rencontré un seul enfant intéressé par Hansel et Gretel (Opéra de Humperdinck). Ils attendent quelque chose d’autre et il est difficile de comprendre les chanteurs du fait de l’importance de l’orchestre. C’est un opéra pour adultes.
JLB : Comment était la mise en scène de l’Elektra dont vous parlez ?
EH : Très simple et claire. De grands murs gris et un immense escalier sensé mener au palais.
JLB : Avaient-ils eu une présentation préalable ?
EH : Oui, s’ils le souhaitaient. Ils avaient l’air très intéressés donc ils y étaient certainement allés. Mon fils, qui avait 16 ans à l’époque, avait amené sa petite amie qui n’avait jamais été à l’opéra avant. Elektra a été son premier opéra. Elle a adoré.
JLB : Les gens que j’ai essayé d’amener à Elektra ont détesté… (rires), mais je pense que cela dépend de la qualité de la production et des chanteurs. Ils faut qu’ils réussissent à faire passer une certaine énergie... Dernière question traditionnelle : qu’emporteriez-vous sur une île déserte ?
EH : Je prendrais sans doute Bach, les suites anglaises et françaises. Je pourrais les écouter pendant 50 ans et toujours y découvrir quelque chose de nouveau.
En tous cas, j’ai vraiment hâte de venir à Paris en janvier 2017 pour Ortrud à l’Opéra Bastille !
Propos recueillis par Julia Le Brun et Yves Jacquot pour le Club des Amis de l’Art Lyrique.
Munich – Juillet 2016.
Biographie :
Evelyn Herlitzius a reçu sa formation musicale à l'Hochschule für Musik und Theater d'Hambourg. Première lauréate du "Meistersinger-Gesangswettbewerb" à Nuremberg (1993), elle obtient ses premiers rôles à l'opéra à Flensburg, Sarrebruck, Karlsruhe et fait une apparition au Festival de Bregenz (1996, Leonore / Fidelio) et à l'Opéra de Munich (Henze : Venus und Adonis). En 1994, Evelyn Herlitzius chante le rôle de Leonore dans un concert mémorable de Fidelio dirigé par Sir Georg Solti lors d'un concert-gala des Nations Unies à Genève.
Depuis ses débuts à l'Opéra de Dresde en 1997 avec le rôle de Leonore / Fidelio, Evelyn Herlitzius est membre permanent de cette maison, où elle interprète les rôles principaux de son répertoire comme Jenufa / rôle-titre, Elisabeth et Venus / Tannhäuser, Sieglinde / Die Walküre, Brünnhilde dans La Walkyrie, Siegfried et Götterdämmerung, Kundry / Parsifal, Salomé / rôle-titre, Färberin / Die Frau ohne Schatten, Katerina Ismailowa / Lady Macbeth von Mzensk, Turandot / rôle-titre, Jeanne / Die Teufel von Loudun.
De Dresde, Evelyn Herlitzius développe sa carrière dans le monde entier. Elle apparait dans les grandes maisons d'opéra accompagnée des orchestres symphoniques du monde entier. Elle poursuit ses engagements avec notamment le Wiener Staatsoper (Fidelio / Léonore, Tristan und Isolde / Isolde), le Schönberg Centre (concert d'ouverture, Erwartung de Schönberg / philharmonique de Vienne sous la direction Giuseppe Sinopoli), à Monte-Carlo (Fidelio / Isolde), Bilbao / ABAO (Oberto / Leonora avec DVD), avec le Deutsche Oper de Berlin (Ring-cycle par Donald Runnicles, Fidelio / Léonore, Tannhäuser / Elisabeth et Vénus) , le De Nederlandse Opera d'Amsterdam (nouvelle production de Die Frau ohne Schatten / Färberin), Stuttgart (Fidelio / Léonore), Deutsche Oper am Rhein (Les Troyens / Kassandra), l'Opéra national de Berlin (Salomé / rôle-titre), le Teatro alla Scala di Milano (Lady Macbeth von Mzensk / Katerina Ismailowa, Wozzeck / Marie), le Gran Teatre Liceu de Barcelone (Die Walküre / Brünnhilde), le Teatro de la Maestranza de Séville (Tristan und Isolde / Isolde, 2009).
Elle chante Kundry / Parsifal à l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome, sous la direction musicale de Daniele Gatti en 2008. Sir Simon Rattle l'engage pour des concerts d'Erwartung de Schönberg avec l'Orchestre philharmonique de Berlin à Berlin et à New York (Novembre / Décembre 2009). Depuis, elle continue d'apparaitre sur les plus grandes scènes mondiales comme l'Opéra d'État de Berlin, le Deutsche Oper Berlin, le Théâtre Royal de la Monnaie Brüssel, l'Opéra de Vienne, le De Nederlandse Opera d'Amsterdam...
Après ses débuts avec le Festival de Bayreuth en 2002 dans le rôle de Brünnhilde, Evelyn Herlitzius reçoit des invitations pour le Cycle du Ring en 2003 et 2004 ainsi que pour Parsifal / Kundry en 2006 et 2007, puis pour le Festival de Bayreuth 2010 pour la nouvelle production de Lohengrin / Ortrud.
Evelyn Herlitzius a travaillé avec de grands chefs et metteurs en scène comme Sir Georg Solti, Giuseppe Sinopoli, Daniele Gatti, Adam Fischer, Christian Thielemann, Fabio Luisi, Gerd Albrecht, Kent Nagano, Semyon Bychkov, Sebastian Weigle, Simone Young, Willy Decker, Jürgen Flimm, Andreas Homoki, Harry Kupfer, Nikolaus Lehnhoff, Christof Loy, Peter Mussbach, Hans Neuenfels et Christoph Schlingensief.
Evelyn Herlitzius s'est vue décerner le titre Kammersängerin (2002) et a été récompensée du "Christel Goltz prize" (1999) et du Deutsche Theaterpreis "Faust" (2006).
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